La dure vie d’une idée #
Lors du développement du premier produit de Cornis, nous avons rencontré une grande difficulté pour traiter certaines données. Alors, j’ai eu une idée. Une idée assez radicale : arrêter complètement ce que nous avions commencé. Il aurait fallu jeter à la poubelle ce qui nous avait permis de vendre nos premiers produits.
Bien sûr, personne n’a adhéré à l’idée. Plus précisément : personne à ce moment-là. Nous avons alors souffert avec cette partie du produit. Et finalement, après des années, nous avons trouvé une solution. Nous avons adopté mon idée… ou était-ce encore vraiment la mienne ?
La bête affamée et le bébé hideux #
Aujourd’hui, toutes les entreprises ont le mot “innovation” à la bouche. Et beaucoup s’imaginent qu’une bonne idée naît parfaite : belle, claire, prête à être utilisée et à révolutionner le monde. C’est un mythe. La plupart des excellentes idées commencent comme quelque chose de moche, mal fichu et mal expliqué.
Les “créatifs” ne sont pas des créatures à part. Ce sont des personnes qui, comme vous, sortent de leur zone de confort en osant proposer une pensée hors cadre. Et le réflexe humain face à l’inconnu est de le gommer, de revenir à la norme.
En improvisation théâtrale, on aime ces imprévus. Ce sont eux qui nourrissent la nouveauté dans une scène. Le réflexe d’un débutant est souvent de les corriger. Par exemple, si un personnage entre en scène et salue l’autre en disant “Bajar”, au lieu de jouer avec cet imprévu, le jeune improvisateur va vite se reprendre et dire “Bonjour”. L’idée fraîchement apparue est déjà tuée.
Il faut des années pour construire le réflexe d’accueillir positivement une nouvelle idée.
En entreprise, c’est encore plus difficile, à cause des enjeux de rentabilité, de productivité ou de délais. Et pourtant, pour qu’une idée nouvelle puisse émerger, il faut lui offrir un espace où elle est protégée. Il faut lui laisser le temps de tenter d’exprimer son potentiel.
C’est Edwin Catmull, dans Creativity Inc., qui parle de “the hungry beast and the ugly baby”.
The Ugly Baby idea is not easy to accept. Having seen and enjoyed Pixar movies, many people assume that they popped into the world already striking, resonant, and meaningful—fully grown, if you will. In fact, getting them to that point involved months, if not years, of work. If you sat down and watched the early reels of any of our films, the ugliness would be painfully clear. But the natural impulse is to compare the early reels of our films to finished films—by which I mean to hold the new to standards only the mature can meet. Our job is to protect our babies from being judged too quickly. Our job is to protect the new. – Ed Catmull, Creativity Inc (L’idée comme un bébé hideux n’est pas facile à accepter. Ayant vu et apprécié les films Pixar, beaucoup pensent qu’ils sont arrivés au monde déjà saisissants, marquants et significatifs – déjà adultes, si vous voulez. En réalité, les amener à ce stade a nécessité des mois, voire des années de travail. Si vous regardiez les premières bobines de n’importe lequel de nos films, la laideur serait douloureusement évidente. Mais le réflexe naturel est de comparer les premières bobines de nos films aux films finis – ce qui signifie que je soumets les nouveaux films à des normes que seuls les adultes peuvent atteindre. Notre travail est de protéger nos bébés d’un jugement trop hâtif. Notre travail est de protéger la nouveauté)
Le célèbre “Oui, et” de l’improvisation vient en partie de là. Recevez une information et accueillez-la positivement, puis ajoutez quelque chose. Construisons sur les propositions, essayons de les pousser le plus loin possible. Et si elles ne mènent nulle part, tant pis : au moins, tout le monde aura fait de son mieux.
Et comme si cela ne suffisait pas, l’absence de protection de l’idée ne dépend pas que des autres.
Si vous avez une bonne idée, ouvrez votre bouche et dites quelque chose d’autre #
Le premier frein au développement d’une idée se trouve souvent… chez soi.
On a fait l’effort de sortir du cadre, et on s’attache à notre idée comme à un enfant. Et alors, on risque de se fermer à tout le reste.
Mais “trouver une bonne idée”, ça n’existe pas. C’est du moins la conclusion à laquelle je suis arrivé après une décennie de travail dans l’innovation et la narration spontanée. Bien sûr, certaines idées sont meilleures que d’autres — comme certains boutons sont meilleurs à presser selon le contexte. Mais est-ce que la touche “u” est une bonne touche ? Tout dépend de son usage. Il en va de même pour les idées.
On a tous appris qu’il fallait défendre nos idées, se battre pour elles. Mais la vraie valeur d’une idée, c’est d’inspirer et de porter un groupe.
C’est pourquoi Keith Johnstone pousse l’idée encore plus loin :
If you have a good idea, open your mouth and say something else. – Keith Jhonstone (Si vous avez une bonne idée, ouvrez la bouche et dites quelque chose d’autre)
Une idée, c’est un dialogue. Une rencontre entre plusieurs personnes. Et c’est ce qui rend l’émergence d’idées difficile : la communication, ce n’est pas simple.
Penser les idées comme un dialogue change complètement la dynamique du processus créatif. Dans un dialogue, ce n’est pas une information précise qui compte, mais le fait qu’on se comprenne. On s’assure qu’on avance ensemble, dans une même direction. On vérifie que notre interlocuteur a bien reçu ce qu’on a dit. Et surtout, on est attentif à la manière dont cette idée évolue, une fois passée par son esprit.
Les réactions de nos interlocuteurs comptent souvent plus que l’idée elle-même. C’est pourquoi le rejet est une partie essentielle du processus créatif.
Unless people reject your ideas you don’t really know what they want – Keith Jhonstone (Vous ne pourrez pas savoir ce que les gens veulent vraiment s’ils ne rejettent pas vos idées)
Quand quelqu’un rejette une de vos idées, il y a une raison sous-jacente. Votre proposition n’intégrait peut-être pas un aspect important pour cette personne. Ou vous n’avez pas exprimé clairement que vous aviez compris ses préoccupations. Cela signifie aussi que votre “idée géniale” va devoir mûrir, évoluer, pour devenir réellement bonne.
Il n’y a pas de raccourci #
La créativité est souvent vue comme un don. Quelque chose de mystérieux, qu’on a ou pas. Je suis convaincu du contraire.
En revanche, il n’y a pas de formule magique. Faire émerger et fonctionner une idée prend du temps, et c’est parfois douloureux.
Il faut accepter d’accueillir positivement les bébés hideux, même si neuf fois sur dix ils ne mèneront à rien.
Il faut être patient, prendre le temps de convaincre, écouter chaque membre de l’équipe, un par un, pour que l’idée finisse par prendre.
Il faut savoir abandonner son idée initiale. Et accueillir la meilleure version, multiforme, hybride, née du groupe.
C’est un travail permanent. Même après des décénie à m’entrainer régulièrement à bien réagir aux idées, à les faire murir, il m’arrive chaque semaine de mal réagir.
C’est difficile. Mais ça en vaut la peine. Toutes les plus grandes idées sont passées par là.
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